Prologue
Londres, octobre 1859
— Vous
souhaitiez me voir, père ? demanda Melchior tout en refermant soigneusement la
porte.
— Oui,
fils. Assieds-toi. Je termine ce courrier urgent et je suis à toi.
Il s’exécuta
et en profita pour détailler le domaine privé de son père. Cet endroit où,
enfant, il lui était interdit d’entrer et qui n’avait jamais cessé de
l’intriguer. Encore aujourd’hui, malgré ses vingt-neuf ans, il se sentait
impressionné par la sobriété, l’état impeccable de la pièce et par la quantité
phénoménale de livres remplissant les bibliothèques en acajou recouvrant la
plupart des murs. L’odeur s’y dégageant, un mélange de cuir, de cire et de
tabac (le seul vice de son père) avait un côté réconfortant.
Puis son
regard glissa lentement sur l’homme assis derrière son bureau, occupé à noircir
de sa plume, une feuille de papier. Les cheveux grisonnants, un corps toujours
ferme et musclé malgré son âge, Joseph Matharel possédait un physique intimidant.
Pourtant, ceux qui le côtoyaient savaient qu’il faisait rarement preuve de
violence. En tant qu’Exécuteur, ce dernier avait très tôt appris à canaliser
ses émotions afin de ne jamais se laisser submerger par la Bête blottie à
l’intérieur de son esprit. Cela ne signifiait pas pour autant qu’il était
inoffensif. Bien au contraire, il pouvait rapidement devenir dangereux,
particulièrement envers ceux qui avaient le malheur de s’en prendre aux membres
de sa famille.
Une fois sa
tâche terminée, il lui offrit ce sourire chaleureux uniquement réservé à son
frère et à lui, avant de se lever.
Pourtant,
cette fois, son sourire n’atteint pas ses yeux et Melchior sut qu’il n’allait
pas aimer la suite.
Il observa
son père se diriger vers une petite table sur laquelle une bouteille de cognac
ainsi que plusieurs verres en cristal étaient soigneusement disposés.
Joseph en
remplit deux avant d’en proposer un à son fils et de retourner prendre place
dans son fauteuil.
Ils
dégustèrent leur boisson sans prononcer le moindre mot jusqu’à ce que le plus
âgé des deux finisse par rompre le silence.
— Hier,
j’ai reçu une importante missive écrite de la main même de la reine Abigaïl. Je
ne t’en ai pas immédiatement fait part, je ne souhaitais pas gâcher cette
journée spéciale, mais je ne peux retarder cette discussion plus longtemps.
Mû par
l’appréhension, Melchior posa son verre sur le bureau et attendit nerveusement
la suite.
— Je
vais devoir m’absenter quelques semaines. La reine requiert ma présence à ses
côtés au plus vite. Elle craint pour la sécurité du royaume et rassemble les
Surnaturels les plus importants afin de former un conseil. J’ai l’intention de
prendre la route dès demain. Je compte sur toi pour me remplacer durant mon
absence.
En face,
Melchior peinait à conserver un air impassible tant son corps tremblait suite à
l’annonce de son père. Il avait eu le nez fin en posant son verre quelques
secondes plus tôt sinon il l’aurait lâché.
Ainsi, le
destin auquel il cherchait à échapper depuis tant d’années avait fini par le
rattraper. Lui qui n’aspirait qu’à la liberté, se retrouvait désormais
contraint de devenir quelqu’un d’autre, un homme qu’il ne voulait pas être,
pire qu’il ne méritait pas d’être.
— Je
préférerais vous accompagner, père. Si les craintes de la reine sont fondées,
le trajet pourrait s’avérer dangereux.
Il fit une
légère pause avant de continuer.
— Louis
pourrait gérer le duché en attendant.
Joseph
Matharel soupira intérieurement. Il comprenait parfaitement ce que son aîné
essayait de faire. Il n’était pas né de la dernière pluie et avait rapidement
compris qu’il n’aspirait pas à devenir un meneur quand viendrait l’heure pour
lui de rejoindre son épouse.
Jusqu’à
présent, il avait veillé à former Melchior à son futur rôle sans le noyer sous
les responsabilités, afin qu’il puisse avoir une jeunesse sereine et heureuse.
Malheureusement, aujourd’hui, il n’avait plus le choix, son fils devait se préparer
à devenir duc.
— Melchior,
tu sais très bien que je ne peux pas répondre favorablement à ta proposition.
Je ne suis pas aveugle, et je suis conscient que tu détestes l’idée de me
succéder, mais tu es venu au monde le premier, ce qui a tracé ton destin. Sois
cependant rassuré, ce ne sera que pour quelques semaines, je serais très vite
de retour.
— Je ne
suis pas digne de vous remplacer, répliqua Melchior en serrant les dents, les
épaules voûtées.
Joseph se
leva et alla rejoindre son fils dont la détresse lui brisait le cœur. Il
s’accroupit afin que leurs visages soient à la même hauteur et parla le plus
distinctement possible.
— Je
t’interdis de penser une telle ineptie. Tu es un homme droit, intelligent et
intègre, tu possèdes donc toutes les qualités pour être chef.
Surpris par
la hargne dans les paroles de son père, Melchior redressa la tête et ravala les
propos acerbes qui menaçaient de jaillir. Il était un vampire et il ne devait
surtout pas montrer sa faiblesse, s’il voulait faire honneur à son mentor.
— Prenez
au moins Louis avec vous, voyager seul n’est pas prudent.
— Non,
je préfère éviter d’avoir à vous séparer. A deux vous êtes plus fort, riposta
Joseph en se relevant. Le sujet est clos, ajouta-t-il fermement, alors que
Melchior s’apprêter à protester.
Puis il alla
se placer devant la fenêtre, tournant le dos à son fils.
— J’aimerais
que tu me fasses une promesse, annonça-t-il avant de lui faire face de nouveau.
Il s’agit de celle que j’ai faite moi-même à ta mère sur son lit de mort.
— Laquelle ?
— Quoi
qu’il puisse arriver dans les semaines et les années à venir, je souhaite que
tu ne cesses jamais d’essayer d’être heureux. Avec ton frère, vous avez tous
les deux fait mon bonheur et je désire la même chose pour vous.
Melchior
n’apprécia pas du tout la demande de son père qui sonnait comme un adieu.
— Vous
ne comptez pas revenir, n’est-ce pas ?
Ce dernier
sourit.
— Bien
sûr que si ! Seulement, je tiens à partir rasséréné, d’où ma demande. As-tu
l’intention d’y répondre ? insista-t-il.
Melchior
secoua la tête de dénégation.
— C’est
impossible, je serais incapable de la respecter.
L’expression
de Joseph se rembrunit.
— Je ne
tolérerais aucun refus ! Quoi que tu ressentes aujourd’hui, il est hors de
question que je te laisse gâcher ta vie. C’est pourquoi tu ne quitteras pas ce
bureau sans m’avoir fait cette promesse.
Melchior
voulut refuser à nouveau, mais devant le regard autoritaire de son père il ne
put qu’acquiescer.
— C’est
d’accord, je vous le promets, concéda-t-il.
Satisfait,
le duc sourit.
— Parfait.
Maintenant, tu devrais aller rejoindre les autres. Je viendrai vous dire au
revoir, j’ai encore quelques affaires à régler avant de quitter la ville.
Melchior
opina et se leva. Avant de sortir, il regarda anxieusement une dernière fois
son père qui ne faisait déjà plus attention à lui, occupé à rédiger un nouveau
courrier. Un sombre pressentiment lui serrait les entrailles, mais il décida de
le faire taire, persuadé qu’il s’agissait de la conséquence de la mauvaise
nouvelle reçue. Il se força à afficher un sourire joyeux et alla rejoindre son
frère.