Chapitre 1
Pour le bricolage, mieux vaut laisser faire les professionnels.
Lundi
10 juin 2019
J’entame
une danse de la joie en contemplant la plaque professionnelle avec laquelle je
viens de lutter pendant plus d’une heure, enfin fixée sur la porte.
― C’est qui la meilleure ? C’est bibi ! Et toc !
Sauf que, comme d’habitude, j’aurais dû vérifier avant
de me vanter.
Mon sourire triomphant se change rapidement en moue de
dépit, car elle est vissée totalement
de travers.
Je
me disais aussi, c’est louche !
Je soupire,
désabusée. Tout compte fait, j’aurais peut-être dû écouter les conseils de ma
mère et demander à un professionnel de s’en charger. Mais rien que pour la
contrarier, j’ai voulu le faire moi-même. Si vous la connaissiez, vous
comprendriez pourquoi.
Bon, au choix : soit je tente de la redresser, soit je laisse tomber. Mais
honnêtement, je ne me berce pas d’illusions, j'ai conscience de mes limites. Ce
serait perdre encore des heures pour rien, ce qui ne m'enchante guère.
N’allez pas
croire que je suis paresseuse, j’utilise seulement mon temps à bon escient.
Je hausse nonchalamment les épaules. Tant pis ! Elle restera
ainsi. Ce n’est pas si grave. De toute manière, personne ne le remarquera. En plus,
en penchant légèrement la tête sur le côté, le problème est réglé.
Avant de me détourner, j’admire une dernière fois l’inscription gravée en
jolies lettres rouges : Phoenix Investigations, agence de détective
privé. Mon agence.
Ce nom n’a pas été choisi au hasard. À l’aube de mes trente ans,
cette agence signifie pour moi un changement de vie, un renouveau. Même si cela
ne fait pas l’unanimité chez mes proches.
Lorsque j’ai annoncé à ma famille et à mes amis mon intention de
laisser tomber mon emploi de secrétaire juridique pour me transformer en une
Sherlock Holmes des temps modernes, ils m’ont tous dévisagée comme si j’étais
devenue folle. Ma mère a même insisté pour que je consulte un psychologue,
pensant à du surmenage.
Peut-être
n’avaient-ils pas vraiment tort ? Après tout, j’envisageais tout de même de
quitter un job m’assurant un salaire toutes les fins de mois, pour embrasser
une vie aux revenus plus qu’incertains, où les 35 heures n’existent pas. Cela
sans compter ma maladresse légendaire et ma capacité innée à me retrouver dans
des situations les plus improbables possible.
Mon père
aime à me répéter que la fée « Pas de chance » s’est penchée sur mon berceau à
ma naissance. Et je ne peux que lui donner raison. La poisse me colle à la peau
depuis que j’ai poussé mon premier cri.
Si vous ne me croyez pas, j’ai des tas d’exemples pour le
prouver. Voyons voir, le biberon de lait brûlant parce que le micro-ondes fonctionne mal, c’est pour moi. Celle qui finit
aux Urgences pour une arête de poisson coincée dans la gorge, c’est moi. Celle
qui se prend pour Jeanne
en encaissant un smash de volley en pleine figure pendant le cours de sport, c’est encore et toujours moi.
Je peux aussi citer la lanière de chaussure qui se casse alors
que je cours derrière le bus après que ma voiture a refusé de démarrer, ou les
douches reçues au passage des véhicules roulant dans des flaques d’eau, tandis
que je marche tranquillement sur le trottoir.
Un jour, il
faudra que je vous raconte comment je suis restée coincée dans un toboggan
aquatique, mais là, ce n’est pas le moment.
En fait, je pourrais continuer ainsi toute la journée, la liste est longue après tant
d’années de malchance…
Et cerise sur le gâteau, mes parents m’ont baptisée Fleur. Rien de bien
méchant, vous me direz, sauf lorsque votre nom de famille est Deschamps. Fleur
Deschamps. Ma mère a trouvé ce jeu de mots amusant. Et amusant, il l’est. Je ne
connais pas une personne qui n’a pas ri, ou du moins souri, en l’entendant pour
la première fois. Je vous laisse imaginer comment se déroulait l’appel à chaque
rentrée scolaire.
Cela fait bien longtemps que je ne m’en offusque plus, même si je n’ai toujours
pas pardonné à mes parents.
Outre ces petits désagréments, mon existence n’est pas si mal. Je suis en
bonne santé physique (je précise, car pour la santé mentale, cela reste encore
à prouver), j’ai des amis formidables et une famille soudée, bien qu’un peu
déjantée à l’occasion.
Ne me manque plus que de rencontrer l’homme de ma vie. Toutefois, c’est
loin d’être ma priorité pour le moment. Pour être honnête, il fut un temps où
j’avais cru l’avoir trouvé, pourtant, là encore, la chance n’a pas été de mon
côté…
D’un
geste de la main, je chasse ces pensées désagréables. Mieux vaut laisser le
passé où il est, car les regrets empêchent d’avancer.
Aujourd’hui est un jour extrêmement
important pour moi. Après un an de formation à l’ESARP
de Paris, j’ai enfin
obtenu mon diplôme et ma carte professionnelle. À présent, je suis une
détective privée. Débutante.
****
La matinée est déjà bien entamée et à mon grand désarroi, le téléphone
demeure silencieux.
Afin de me changer les idées, je mets un peu de musique.
Alors que les premières notes du nouveau titre d’Imagine Dragons résonnent dans
les enceintes, je me rends dans la minuscule cuisine pour me préparer un
chocolat chaud. Un choix de boisson surprenant, je vous l’accorde, mais en
réalité, je déteste le café autant que le thé.
Avec le chocolat, c’est différent. Tous les deux, nous connaissons une relation
fusionnelle depuis de nombreuses années. Je lui voue un amour inconditionnel et
n’imagine pas vivre sans lui.
Forest Gump
disait : « la vie, c’est comme une boîte de chocolats, on ne sait jamais
sur lequel on va tomber ». Eh bien, moi, je croque dans tous, et à pleines
dents.
Seul inconvénient à cet amour démesuré, cette fâcheuse tendance qu’a le
chocolat à venir se loger dans mes fesses et mes cuisses, et surtout son
entêtement à vouloir y rester.
Du haut de mon petit mètre soixante, je suis une femme que
l’on peut qualifier de plantureuse. La gourmandise est ma plus grande faiblesse,
et je ne m’en cache pas. Mais comme je souffre en même temps d’une allergie
chronique au sport, cela a forcément des répercussions, aussi sûrement que deux
et deux font quatre.
Nerveuse, je pénètre dans l’appartement transformé en bureau. Ce deux
pièces exigu, situé au premier étage d’un vieil immeuble de Rambouillet, ne paye pas beaucoup de
mine, mais pour le moment, c’est
tout ce que je peux m’offrir. Et puis, il a au moins le mérite de se trouver en
plein centre-ville.
Ces derniers jours, j’y ai fait quelques aménagements, afin d’essayer de le
rendre plus accueillant pour mes futurs clients. Les murs arborent à présent
une jolie teinte lilas et le parquet dégage une bonne odeur de cire.
Un canapé blanc de deux places, posé sur un tapis à franges prune, fait
office de salle d’attente. Quelques magazines sont disposés sur une table basse
dénichée chez un brocanteur que j’ai ensuite poncée et repeinte en gris et
parme.
Mon bureau, lui aussi rénové, est installé près de la baie vitrée afin de me
permettre de bénéficier le plus possible de la lumière naturelle.
C’est
assez spartiate, mais fonctionnel. Un décorateur d’intérieur aurait sûrement
hurlé en découvrant le résultat, mais je m’en fiche. Ce qui compte, c’est que
cela me corresponde.
Je prends place dans mon fauteuil et allume l’ordinateur afin de consulter mes
mails. Pour le démarrage de ma nouvelle activité, j’ai mis au point un plan de
communication agressif. Publicité sur les réseaux sociaux, affiches placardées
dans toute la ville et ses environs, annonces dans les journaux locaux. Il ne
me reste plus qu’à patienter jusqu’à ce que des clients sonnent à ma porte. En
espérant qu’ils soient bien au rendez-vous, ce dont je ne peux être certaine.
― Alors comment va ma détective préférée ?
Surprise, je sursaute et renverse la tasse brûlante sur moi. Je hurle sous
l’effet de la chaleur et bondis tel le diable surgissant de sa boîte. Je m’empresse
d’ôter mon chemisier désormais trempé avant de lancer un regard noir à la
responsable de ce gâchis. Responsable qui n’est autre que ma meilleure amie,
Kim Nakamura.
― Je suis désolée.
Il est clair qu’elle n’en pense pas un mot, comme en
témoigne son air hilare.
― Tes excuses manquent de conviction.
― Ce n’est pas de ma faute, c’est l’habitude.
― Rappelle-moi déjà pourquoi je t’adresse encore la parole
? demandé-je, amusée devant son expression de chien battu.
― Tout simplement parce que tu m’aimes.
― Cela reste à prouver.
Nous nous dévisageons avant d’éclater de rire.
Kim et moi sommes amies depuis près de douze ans. Notre première rencontre a eu
lieu sur le campus de l’université de Bordeaux. Alors que nous étions autant
perdues l’une que l’autre, tenant notre emploi du temps dans la main et
cherchant en vain où aller, nos regards avaient fini par se croiser. Nous nous
étions souri avant de commencer à arpenter ensemble les couloirs, tout en
faisant connaissance.
Depuis ce jour, nous sommes inséparables, au point de partager un
appartement. Même nos bureaux sont voisins (bien qu’ils n’aient que leur
situation géographique en commun, car celui de Kim relève d’un standing bien
différent).
Et pourtant, rien ne laissait présager que nous deviendrions les
meilleures amies du monde, tant nous sommes diamétralement opposées.
Kim est grande et élancée, ce qui est assez rare pour une Japonaise.
Je la trouve magnifique avec ses longs cheveux noirs, ses yeux en amande et son
teint parfait. À ses côtés, je fais pâle figure. Pour faire simple, elle est Laurel
et moi, Hardy.
Son physique lui a d’ailleurs valu de nombreuses propositions à faire du
mannequinat, qu’elle a déclinées sans la moindre hésitation.
Pour ma part, je lui envie sa grâce naturelle et sa capacité à
toujours distinguer du bon chez les gens. Elle en a même fait son métier.
Kim est coach de vie. Après des études en psychologie, elle a choisi
d’ouvrir son propre cabinet dans le but d’aider les âmes perdues à retrouver leur
route et un peu d’espoir. Ce en quoi elle excelle.
Une fois notre sérieux revenu, j’enfile le tee-shirt de rechange que j’ai eu
la brillante idée d’emporter et me rends dans la salle de bains pour tenter de
réparer les dégâts.
― Tu n’as pas répondu à ma question. Comment se déroule cette
première journée ? me relance-t-elle, tandis que je fais ma lessive.
― Comme tu peux le voir, c’est le calme plat, répliqué-je, en
parlant assez fort pour être entendue malgré le bruit du jet.
Elle vient s’adosser au chambranle de la salle de bains.
― Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Il faut laisser du temps aux
gens pour qu’ils apprennent ton existence et osent franchir le pas de ta porte.
Je soupire.
― Je sais bien. J’espère juste que cela ne durera
pas, car je ne vais pas pouvoir vivre d’amour et d’eau fraîche indéfiniment.
Enfin dans mon cas, juste d’eau fraîche.
― La faute à qui ?! Si tu ne t’enfuyais pas comme une voleuse à chaque
fois qu’une relation devient sérieuse, tu n’en serais pas là aujourd’hui.
― Tu sais très bien pourquoi j’agis ainsi,
répliqué-je sèchement, avant de quitter la pièce.
Sa mine se rembrunit, mais elle ne lâche
pas l’affaire pour autant.
― Cela fait huit ans, Fleur. Il
serait peut-être temps
de tourner la page, tu ne crois pas ?
Je m’installe dans mon fauteuil.
― J’essaie, mais c’est difficile. Peut-être n’ai-je toujours
pas rencontré celui qui m’aidera à le faire ?
― Sans doute, rétorque-t-elle, peu
convaincue, en s’asseyant
sur le bord du bureau. Tu veux que nous déjeunions ensemble ? Cela te changera
les idées.
Je lui offre un sourire carnassier.
― Cela dépend, tu as prévu quoi au menu ? Du tofu mariné sans goût
ou des boulettes aux pois chiches ?
Elle lève les yeux au ciel.
― Il
va vraiment falloir que tu arrêtes
avec ces préjugés. Être végétarienne ne signifie pas manger des plats non
appétissants ou mauvais. Un de ces jours, je t’emmènerai dans un restaurant
réputé et tu changeras d’avis.
Je grimace à cette idée, ce qui la fait rire.
Elle abandonne mon bureau.
― Bon, tant pis pour toi. Tu déjeuneras
donc en solitaire, mais tu ne sais pas ce que tu manques.
Elle récupère
son sac et s'en va.
― À ce soir, ne rentre pas trop
tard.
― Oui, maman !
― Au fait, ta plaque n’est pas droite.
― Ah bon ? Je n’ai rien remarqué.
Je suis punie de mon mensonge effronté lorsque ladite plaque s’écroule
sur le parquet après que la porte a claqué.
Je
me cogne le front contre mon bureau.
Mais pourquoi ?!
Chapitre 2
Règle n° 1 : Pour être un détective efficace, avoir une bonne condition physique
Vendredi
14 juin 2019
Le
week-end arrive à
grands pas et je n’ai toujours pas entrevu la moindre ombre d’un client.
Malgré une magnifique journée chaude et
ensoleillée, mon moral est au plus bas.
L’excitation du début de semaine a
laissé place à une profonde lassitude. Kim a beau essayer de me remotiver chaque
soir, cela ne change rien au fait que sans travail, l’argent ne rentre pas.
Même si je possède quelques économies, je ne pourrai pas continuer ainsi très
longtemps.
Quel
gâchis ce serait de devoir mettre la
clé sous la porte aussi vite !
Comme
pour faire écho à mes pensées, des coups retentissent soudain contre ladite porte. Pendant quelques secondes, je
reste tétanisée, avant de finalement me décider à remuer. J’avais complètement oublié
que l’interphone était en panne.
Je
me dépêche d’enfiler ma veste par-dessus
mon petit top sans manche violet (vous avez compris que j’aime cette couleur)
afin d’être plus présentable.
Secrètement, je prie pour que
l’entretien ne s’éternise pas, car l’appartement ressemble déjà à un véritable
four, même s’il est à peine neuf heures du matin.
Depuis
le début de la semaine, les températures
sont élevées pour la région, ce qui m’a permis de constater à quel point
l’isolation de l’immeuble est aussi vétuste que le reste. Si cela continue
ainsi, je devrai songer à investir dans une climatisation mobile pour ne pas
finir liquéfiée comme le beurre en plein soleil.
En
attendant, je transpire déjà
en ouvrant la porte.
Un
homme d’un certain âge patiente sur le
seuil. Immédiatement, je le catalogue de bourgeois hautain et coincé. J’en ai
assez vu passer dans le cabinet d’avocats dans lequel j’ai travaillé ces
dernières années pour les repérer d’un seul coup d’œil. Rien que sa tenue doit coûter
plus cher que ce que je gagnais en plusieurs mois de salaire. Costume sur
mesure bleu, chaussures en cuir, sans oublier le foulard en soie.
Comme quoi, être riche ne vous
garantit pas d’être à la pointe de la mode.
Monsieur
jette un regard dédaigneux
à ma porte avant d’entrer. J’ai fini par redresser la plaque, mais le résultat est
toujours aussi bancal.
― Bonjour,
je me nomme Roger Duplantier, j’aimerais
m’entretenir avec mademoiselle Deschamps.
― Vous
l’avez devant vous !
Il
reste de marbre devant mon plus beau sourire.
Cela
démarre bien !
― Venez
donc vous asseoir, nous serons plus à l’aise pour parler.
D’un geste de la main, je lui désigne
l’une des chaises disposées devant mon bureau.
Intentionnellement, je lui montre la plus inconfortable.
Cela lui apprendra à être aussi hautain.
― Avant de commencer, souhaitez-vous boire quelque chose ?
― Non merci, répond-il froidement.
Bon,
visiblement, monsieur ne désire pas perdre de temps.
Je prends place à mon poste, attrape un carnet et un stylo afin de prendre
des notes.
― En quoi puis-je vous être utile ?
― J’aimerais vous engager afin que vous fassiez des recherches
sur la fiancée de mon petit-fils, Vanessa Danis.
Même si
extérieurement je joue la détective sérieuse et professionnelle jusqu’au bout
des ongles, mon moi intérieur, lui, jubile et exécute la danse de la victoire.
― Puis-je vous demander pourquoi ?
― Je la soupçonne d’en vouloir à mon argent. J’ai fait part de mes doutes à un vieil ami qui m'a conseillé de parler à Maître Barrault et ce dernier vous a chaudement recommandée.
J’écarquille
les yeux de surprise. Jamais je n’aurais imaginé que mon ancien patron puisse
m’envoyer des clients. Même s’il a toujours été très cordial avec moi, ce n’est
pas pour autant que nous nous entendions comme larrons en foire.
D’ailleurs,
quand je lui ai remis ma démission, il s’est contenté de la signer et de me
souhaiter bonne chance. Je n’ai même pas eu droit à un pot de départ.
― Je lui en suis très reconnaissante, annoncé-je, comprenant qu’il attend que
je dise quelque chose. Pouvez-vous m’expliquer les raisons qui vous poussent à
soupçonner cette femme ?
― Vous avez certainement fait le rapprochement
entre mon nom et les établissements
bancaires du même patronyme. Je suis actuellement le président directeur
général de la banque Duplantier et Fils.
Au ton
employé, il est a priori persuadé que tout le monde connaît cette banque. Le
pauvre, je vais briser ses illusions.
― Je
regrette, mais je n’en ai jamais entendu parler.
Je
vois dans ses yeux qu’il me prend pour une écervelée.
― Je ne suis pas vraiment surpris. Vous n’appartenez pas à notre catégorie de
clientèle habituelle.
Quelle personne charmante !
C’est certain, avec les quinze misérables euros qui restent sur mon
compte, je ne remplis pas les critères d’inscription.
Il me dévisage d’une moue dédaigneuse.
Bien que je meure d’envie de lui souffler dans les bronches, je me retiens, car
je ne peux pas me permettre de voir ce travail me filer sous le nez.
Il fait soudain glisser vers moi une pochette cartonnée grise.
― Voici les informations recueillies sur Vanessa lorsqu’elle a postulé
pour un emploi dans mon établissement.
Je n’ouvre
pas le dossier, j’aurai tout le temps d’y jeter un œil plus tard, lorsqu’il sera
parti.
― Cela ne m’explique toujours pas pourquoi vous
croyez qu’elle
s’intéresse à votre argent.
― Elle s’est récemment fiancée à mon petit-fils, Frédéric, après seulement
quelques mois de relation. Je n’aurais rien à redire s’il n’était pas mon
unique héritier depuis la mort de mon fils et de son épouse dans un tragique
accident d’avion, il y a trois ans.
― Je ne voudrais pas vous manquer de respect,
mais vous est-il venu à
l’idée qu’il puisse tout simplement s’agir d’une banale histoire d’amour ?
― Nous ne vivons pas au pays des Bisounours.
L’amour est rarement présent dans mon monde.
Il fait une légère pause, comme pour donner plus de
poids à la suite.
― Comprenez bien, mademoiselle, j’adore mon petit-fils et je souhaite
le protéger par tous les moyens. S’il s’avère que cette femme est digne de
confiance alors tout ira pour le mieux. Dans le cas contraire, je veillerai à
ce qu’elle croupisse en prison.
Au moins, cela a le mérite d’être direct.
La sueur dégouline le long de mon dos et je me retiens de m’éventer
avec mon carnet. Cela manquerait malheureusement de professionnalisme.
En face de moi, mon client ne semble pas souffrir de
la chaleur. Peut-être
que les riches possèdent un remède pour ne pas transpirer, à moins que ce ne soit
sa froideur naturelle qui le protège.
― J’accepte cette affaire. Une semaine devrait être suffisante pour monter un
dossier sur cette femme.
― Très bien.
Il me tend une enveloppe de format A5.
― Vous trouverez à l’intérieur un billet de train pour Marseille. Le départ
est prévu à midi. Je vous ai aussi réservé une voiture et une chambre d’hôtel.
Abasourdie, je fixe les documents mis à ma disposition.
― J’ai peur de ne pas comprendre. À quoi rime tout cela ?
― Vanessa se rend ce week-end à Maussane-les-Alpilles, soi-disant
pour voir une vieille amie. Elle va y fêter son enterrement de vie de jeune
fille. Autant vous dire que je n’en crois pas un mot.
―
Attendez,
vous voulez que j’aille aussi là-bas ?!
―
Bien
entendu, c’est l’occasion rêvée pour la prendre la main dans le sac.
Ce
n’est pas faux.
―
Vous
avez raison.
La panique commence à m’envahir. C’est trop rapide, je
ne suis pas prête.
―
Y a-t-il un quelconque problème, mademoiselle ?
Je peux toujours m’adresser à quelqu’un d’autre si vous ne pouvez pas vous
charger de ce travail.
Surtout
pas ! Ça ne va pas la tête !
―
NON ! Ne vous inquiétez pas, tout va bien !
Tenez, voici le contrat.
En moins de deux, l’administratif est bouclé et je
mets mon client dehors.
Si je veux réussir cette première affaire, j’ai intérêt à enclencher le
turbo pour ne pas rater ce train.
J’envoie un
message à Kim pour la prévenir et fonce chez moi faire ma valise.
****
À bout de souffle et à deux doigts de cracher mes poumons, je saute dans le train
juste avant que les portes ne se ferment, manquant à moitié de m’écrouler sur
le chef de bord.
Pour ne pas le rater, j’ai dû courir comme une dératée, ce qui ne m’était pas
arrivé depuis très longtemps.
Le train s’ébranle. Je me dépêche de déposer ma valise dans le
compartiment prévu à cet effet avant de me laisser tomber comme une masse sur
mon siège.
Ma voisine, une petite mamie à la mise en plis parfaite, me
dévisage bizarrement derrière ses lunettes rondes à écailles. Rien d’étonnant,
avec les cheveux plaqués par la sueur et mon visage aussi cramoisi qu’un homard
bouilli, je dois faire peur à voir.
Quelques
minutes plus tard, j’ai retrouvé un semblant de dignité et un rythme cardiaque
à peu près normal. J’en profite pour sortir de mon sac le dossier fourni par
mon client. Ce dernier m’a prise au dépourvu et m’empêche de travailler dans de
bonnes conditions.
Dans un
monde parfait, j’aurais bénéficié de plusieurs jours devant moi, afin
d’effectuer mes propres recherches sur la personne à suivre, et étudier les
lieux de ma filature au préalable, pour ne rien laisser au hasard.
À la place, je
vais devoir improviser et je suis nulle en improvisation.
Le dossier est
en réalité très succinct. Seulement deux pages et quelques coupures de journaux
où on peut voir Vanessa Danis au bras de son fiancé. Si elle est jolie avec sa
longue chevelure blonde et ses beaux yeux verts, lui n’est pas franchement ce
que je pourrais appeler un apollon. Grand, maigrichon, avec un sourire niais.
Je commence à comprendre les soupçons de mon client.
D’après
les notes, ma cible a vécu dans un orphelinat de Paris jusqu’à ses huit ans
avant d’être finalement adoptée par une famille ayant déjà une fille de six ans.
Une fois son diplôme de gestion commerciale en poche, elle a été embauchée
comme simple hôtesse d’accueil dans une succursale des établissements
Duplantier. En deux ans, elle a gravi les échelons pour finir assistante
personnelle de Frédéric Duplantier.
Entre eux, ça a été un coup de foudre digne de Roméo et Juliette et trois mois plus
tard, ils étaient fiancés.
Dès que je
serai installée dans ma chambre d’hôtel, ma première mission sera de fouiller son
passé.
La photo
accrochée dans le dossier me permet de repérer facilement ma cible. Elle est
justement assise dans la diagonale, à quelques places de moi, et feuillette un magazine de mode. C’est une
belle femme, je dois le reconnaître, toutefois, son allure est trop BCBG à mon
goût. Brushing parfait, robe d’un grand couturier avec sandales assorties et un
maquillage sans défaut. Tout l’opposé de moi en somme.
Ce n’est sûrement pas un hasard si
je me retrouve dans le même wagon qu’elle.
Mon client a
tout prévu dans les moindres détails. J’en arrive à me demander s’il a réellement
besoin de mes services.
À ma droite,
ma voisine fait mine de tricoter tout en lorgnant ce que je fais, sans aucune
discrétion.
Je referme le
dossier et lui souris poliment, histoire de lui faire comprendre
qu’elle doit se mêler de ses oignons.
Circulez,
il n’y a rien à voir !
Très mauvaise
idée. Elle le prend comme une invitation à engager la conversation.
― Quelle profession exercez-vous au juste ? s’enquiert-elle
innocemment.
Tueuse
à gages,
ai-je envie de lui répondre, rien que pour observer sa réaction, mais je suis trop
bien élevée pour le faire.
Sans compter que sa demande me rappelle à l’ordre. Je dois rapidement songer
à m’inventer une couverture. Je ne peux tout bonnement pas débarquer dans le
village avec mon appareil photo en posant des questions à tout-va. Les
habitants auraient très vite fait de devenir suspicieux.
Une idée germe soudain dans mon esprit, je vais me faire passer pour une
journaliste souhaitant réaliser un reportage sur la région. C’est un coin
touristique donc cela ne devrait surprendre personne.
Pourquoi ne
pas tester cette idée sur ma voisine ?
― Je suis journaliste pour un magazine
touristique. Je vais faire un article sur un village provençal.
― Oh, comme c’est intéressant. Connaissez-vous la
région ?
― Non, ce sera justement l’occasion de la découvrir.
― Vous verrez, vous allez adorer. J’habite Paris, mais tous les étés,
je rejoins mon fils qui vit à Aix-en-Provence. Mon mari est décédé alors je
peux voyager comme j’en ai envie.
Je ne sais pas pourquoi, mais je la
sens mal, cette conversation.
― Daniel, c’est mon fils. Il est commercial pour une entreprise de
boissons. Avant, je ne le voyais pas beaucoup, car je ne m’entendais pas avec
sa femme qui se plaignait du matin au soir. Mais maintenant qu’il est remarié,
c’est différent. En plus, il vit dans une grande maison avec de nombreuses
chambres et il y a même une piscine.
Tandis qu’elle me raconte sa vie, je souris, crispée. Je tente, tant
bien que mal, de surveiller les faits et gestes de Vanessa, mais avec le moulin
à paroles à mes côtés, c’est mission impossible.
Soudain, ma cible se lève et je l’imite.
― Mais où allez-vous comme ça ? s’offusque ma voisine.
― Je vais aller me chercher un peu d’eau, je meurs de soif.
― Vous ne devriez pas, ce sont tous des
voleurs dans les trains. Vous allez payer une fortune votre bouteille.
Mais de quoi se
mêle-t-elle ?
Elle fouille dans son sac.
― Tenez ! J’en ai justement une en plus.
Ne sachant quoi ajouter, je me rassois et bois une
gorgée.
― Merci.
C’est tout ce que je trouve à répondre.
Elle me sourit avec bienveillance.
― Oh, mais de rien. J’aime prendre soin des autres. D'ailleurs,
vous ai-je parlé de mes petits enfants ? J’en ai trois. Le plus grand, Nicolas
a onze ans, le deuxième…
Je continue à sourire, même si en mon for intérieur, je prie pour qu’une âme
charitable me donne une corde, afin que je puisse me pendre.
Désemparée,
je la laisse poursuivre, hochant régulièrement la tête.
Cette mission commence mal, très mal.